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Comment la journée de consultations à l’Elysée a éloigné Lucie Castets de Matignon

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La mise en scène était impeccable. Introduite dans les jardins de l’Elysée par la discrète entrée de l’avenue Gabriel peu avant 10 h 30, vendredi 23 août, la délégation du Nouveau Front populaire (NFP) a remonté en silence, la mine grave, l’allée de graviers serpentant entre les bosquets et conduisant au château. La haute fonctionnaire Lucie Castets et une douzaine de représentants des partis de gauche – La France insoumise (LFI), le Parti socialiste (PS), Europe Ecologie-Les Verts (EELV) et le Parti communiste français (PCF) – ont été conduits au premier étage, où les attendait le chef de l’Etat.

C’est Emmanuel Macron qui a décidé cette arrivée insolite par le jardin, sous l’œil des caméras. Après avoir balayé le nom de Lucie Castets d’un revers de main, le 23 juillet sur France 2, le président de la République, à la recherche d’une « solution institutionnellement stable » qui lui permettrait de nommer un premier ministre, se devait de reconnaître, au préalable, la victoire de la gauche aux élections législatives du 7 juillet.

Aussi les quatre-vingt-dix minutes de dialogue entre le chef de l’Etat et les représentants du NFP, dans le salon vert de l’Elysée, se sont-elles déroulées sans accroc. Les élus de gauche font état d’un dialogue « sincère », « respectueux », « franc », « cordial ». « C’était propre », résume un parlementaire. Emmanuel Macron « a semblé prendre acte du fait que les Français avaient demandé un changement de cap politique » et c’est « un immense progrès », positivait Lucie Castets, vendredi soir à Montpellier, lors de la rentrée politique du PCF.

Le matin même, dans le salon vert, Emmanuel Macron était seul, pas même accompagné de son bras droit, le secrétaire général de l’Elysée, Alexis Kohler. Le NFP avait pour sa part fait le choix de laisser Lucie Castets s’exprimer, les chefs des partis se contentant d’interroger le président de la République. Une chorégraphie qui avait pour but de placer la postulante au premier plan, et d’éviter aux quatre formations de gauche, de culture différente et pas toujours sur la même longueur d’ondes, de se contredire.

Bien préparée, assise face au chef de l’Etat, la candidate de la gauche pour Matignon a expliqué la méthode qu’elle comptait mettre en place une fois au pouvoir, et les compromis qu’elle était prête à consentir pour obtenir des majorités.

NEWSLETTER « Politique » Chaque semaine, « Le Monde » analyse pour vous les enjeux de l’actualité politique S’inscrire Evitant d’aborder les éléments de son programme, elle a évoqué des convergences possibles avec le « pacte d’action » du président du groupe Ensemble pour la République (EPR) à l’Assemblée nationale – qui rassemble les députés Renaissance –, Gabriel Attal. Elle a également laissé entrevoir un éventuel élargissement, progressif, de la coalition gouvernementale. « Il s’agirait de trouver texte par texte des majorités, et chemin faisant, on verrait si des gens sont prêts à venir avec nous », résume le premier secrétaire du PS, Olivier Faure.

Le « grand oral » de Lucie Castets Devant ses hôtes, Emmanuel Macron a reconnu la victoire du NFP dans les urnes, et il a admis que, avec ce vote, les Français avaient exprimé la volonté d’un changement d’orientation politique. Mais il n’a pas renoncé pour autant à afficher sa prééminence. Il a soumis Lucie Castets, une énarque de 37 ans, directrice des finances à la Ville de Paris, à un interrogatoire sur l’Ukraine, le Proche-Orient, le budget, les retraites, etc.

« Quelle est votre solution pour la Nouvelle-Calédonie ? », a même osé le chef de l’Etat, alors que l’archipel est au bord de l’effondrement économique. « Je retirerais le projet de loi constitutionnelle » – qui a déclenché les émeutes et plongé le territoire dans le chaos au printemps –, a répondu en substance la haute fonctionnaire.

Nullement désarçonnée par ce « grand oral » qui ne disait pas son nom, Lucie Castets a fait remarquer à Emmanuel Macron qu’il ne revenait pas à ce dernier de gouverner, ni de procéder au casting gouvernemental, encore moins de trouver des majorités. « La tentation semble encore présente chez le président de composer son gouvernement », observait-elle à la sortie. Tandis que Marine Tondelier, secrétaire nationale de EELV, a dit son fait à Emmanuel Macron en quittant le palais : « Il faut arrêter de nous sous-estimer, maintenant ! »

La délégation du Nouveau Front populaire répond aux questions des journalistes après son entretien avec Emmanuel Macron, à l’Elysée, le 23 août 2024. JULIEN MUGUET POUR « LE MONDE » Lire aussi A la recherche d’un premier ministre, Emmanuel Macron consulte les forces politiques Le chef de l’Etat a prudemment abordé l’éventuelle présence de ministres mélenchonistes dans un gouvernement Castets. « Certains disent que la présence de LFI au gouvernement serait pour eux rédhibitoire… », soulève-t-il, faisant allusion, notamment, à la motion de censure promise par Marine Le Pen et le Rassemblement national (RN) dans l’hypothèse où des « insoumis » entreraient au gouvernement.

Lucie Castets a confirmé son intention de nommer des ministres LFI, rappelant que le front républicain a été mieux respecté par la gauche que par le camp présidentiel, et qu’il a finalement permis à Renaissance de conserver un important bataillon au Palais-Bourbon. Emmanuel Macron en a convenu, « tous les partis du NFP sont légitimes à gouverner », y compris les « insoumis », a-t-il assuré. A aucun moment au cours de l’entretien, il n’a exclu de nommer Lucie Castets à Matignon ni de récuser des ministres LFI. « Mais je ne sais pas quel crédit apporter aux paroles d’Emmanuel Macron », confie le président du groupe PS à l’Assemblée nationale, Boris Vallaud.

Devant les élus de gauche, le chef de l’Etat a pris en revanche ses distances avec les noms de premiers ministres potentiels qui ont circulé dans la presse ces derniers jours, Xavier Bertrand, le président (Les Républicains) de la région Hauts-de-France, Bernard Cazeneuve, ancien premier ministre socialiste, ou Karim Bouamrane, le maire socialiste de Saint-Ouen (Seine-Saint-Denis), jurant qu’il ne cherchait pas à diviser la coalition de gauche. Olivier Faure l’a mis en garde : s’il devait nommer une autre personnalité socialiste que Lucie Castets, le NFP ne la soutiendrait pas. « Le Guépard est mort. Il n’est pas possible que tout le monde vote pour que rien ne change », l’a averti le premier secrétaire, paraphrasant Alain Delon dans ce film culte.

Prudence des « insoumis » A la sortie du rendez-vous, socialistes et communistes préféraient retenir de cet entretien le verre à moitié plein. Olivier Faure voulait croire que « l’hypothèse Castets n’[était] pas du tout exclue » et pensait qu’« une comparaison [allait] s’imposer » : « Nous sommes les seuls à proposer un projet commun, à avoir une candidate au poste de premier ministre, et la majorité relative la plus large. » Le secrétaire national du PCF, Fabien Roussel, optait aussi pour l’optimisme : « Il y a un faisceau d’arguments pour nommer Lucie Castets ».

Les « insoumis » se montraient plus prudents. « Emmanuel Macron est spécialiste pour vous dire ce que vous avez envie d’entendre », se méfiait Manuel Bompard, soupçonnant le chef de l’Etat de vouloir « jouer les sélectionneurs ». Pour le coordinateur de LFI, les menaces de censure proférées par la droite, l’extrême droite et les macronistes relèvent en partie de la posture. « Qui va censurer un gouvernement qui veut abroger la réforme des retraites comme l’exigent les Français ? », se demande le député des Bouches-du-Rhône, avant d’interroger la différence de discours entre le chef de l’Etat et des membres de son camp.

Lire aussi Rencontre avec Macron : derrière le front uni du NFP, les tensions s’exacerbent au PS Dans la journée, le député Renaissance d’Eure-et-Loir et ministre délégué au logement démissionnaire, Guillaume Kasbarian, a tweeté « Nous sommes prêts », affichant une image de motion de censure, en réponse à un message posté par Lucie Castets. « Soit le président de la République ne contrôle plus rien, et il doit en tirer les conséquences, soit il joue un double jeu, et c’est lui le responsable du blocage ; il doit éclaircir ce point », interpelle Manuel Bompard. « Ces ministres sont dangereux. En crachant sur ceux qui les ont élus, ils mettent fin au front républicain », s’énerve Olivier Faure.

Le président du groupe Horizons à l’Assemblée nationale, Laurent Marcangelli, et le président d’Horizons, Edouard Philippe, arrivent à l’Elysée pour y rencontrer Emmanuel Macron, le 23 août 2024. JULIEN MUGUET POUR « LE MONDE »

Le secrétaire général de Renaissance, Stéphane Séjourné, le président du Parti radical, Laurent Hénart, accompagnés de Marc Fesneau, le chef de file des députés MoDem, arrivent à l’Elysée pour rencontrer Emmanuel Macron, le 23 août 2024. JULIEN MUGUET POUR « LE MONDE » Le « bloc central », lui, n’est pas arrivé en bloc à l’Elysée, sur le coup de 13 heures, mais brique par brique. Edouard Philippe d’abord, flanqué du président du groupe Horizons à l’Assemblée nationale, Laurent Marcangeli. Puis le trio de dirigeants sénatoriaux François Patriat (Renaissance), Hervé Marseille (Union des démocrates et indépendants) et Claude Malhuret (Horizons), suivis des chefs de Renaissance, Stéphane Séjourné, et du Parti radical, Laurent Hénart, accompagnés de Marc Fesneau, le président du groupe MoDem au Palais-Bourbon. Le président du MoDem, François Bayrou, s’est distingué en déambulant seul, les mains dans les poches, fort de son statut de « plus vieil ami du président ». Enfin, invité en tant que président du groupe EPR à l’Assemblée, le premier ministre démissionnaire, Gabriel Attal, fermait l’étrange procession, traversant seul, lui aussi, les jardins de l’Elysée.

Lire aussi Choix du premier ministre : la « hype » soudaine de Karim Bouamrane Deux heures plus tard, après un repas frugal (salade césar et crème au chocolat), c’est encore par clans que les dirigeants du chancelant « camp présidentiel » ont effectué leur sortie. Alors que toutes les autres familles politiques ont pris la parole à l’issue de leur entrevue avec le chef de l’Etat, aucun représentant du bloc central ne s’est arrêté pour rendre compte des discussions. « C’était une très bonne réunion ! », a lancé à la cantonade Edouard Philippe, sans ralentir son pas. François Bayrou et Marc Fesneau préféraient s’échapper par le Faubourg-Saint-Honoré, évitant ainsi les journalistes.

Autour de la table, toujours dans le salon vert de l’Elysée, Emmanuel Macron a pourtant tenté de ressouder les troupes, notamment en observant que les élections législatives ont certes envoyé un « message d’alternance » au camp présidentiel, mais ne sont « pas un désaveu complet » pour la Macronie.

François Bayrou invoque le général de Gaulle Les sujets de dissension ont cependant très vite pris le dessus. Laurent Marcangeli a rappelé que le RN va proposer d’abroger la réforme des retraites dans le cadre de sa niche parlementaire, le 31 octobre, et qu’une stratégie doit être déterminée. En privé, le Corse plaide pour envisager des aménagements, une condition sine qua non, selon lui, pour qu’une coalition se tienne. Gabriel Attal écoute, mais n’en pense pas moins. Il s’est refusé à mettre dans la balance le sujet des retraites dans son « pacte d’action ».

Invoquant le général de Gaulle, François Bayrou a expliqué au chef de l’Etat qu’il ne doit pas « donner quitus » aux partis pour espérer un dénouement à la crise politique, et qu’il lui revient d’être à l’initiative. Pas vraiment du goût de ses partenaires d’Horizons, qui jugent le conseil peu en phase avec la réalité de la situation. Le sénateur de l’Allier, Claude Malhuret, a évoqué l’hypothèse d’un « premier ministre technique », à laquelle son homologue des Hauts-de-Seine Hervé Marseille a répondu, expliquant que « la période était très politique » et nécessitait « quelqu’un de politique ». Quant à la proposition que le premier ministre ne soit pas issu de la majorité sortante, elle fait l’unanimité. Jusqu’à la prise de parole de François Bayrou, qui a fait sourire les convives en plaidant pour « un gouvernement raisonnable, fait de personnalités lourdes et estimées ».

Les chefs de file des sénateurs Renaissance, centristes et Horizons, François Patriat, Hervé Marseille et Claude Malhuret, dans les jardins de l’Elysée, avant leur rencontre avec Emmanuel Macron, le 23 août 2024. JULIEN MUGUET POUR « LE MONDE » Lire aussi Emmanuel Macron met en scène l’unité de son camp, en proie aux dissensions Un bref instant, même la censure d’un gouvernement comprenant des ministres de LFI a semblé faire l’objet d’un désaccord. Edouard Philippe, partisan du « ni LFI ni RN » entre les deux tours des législatives, a laissé entrevoir qu’il pourrait ne pas s’opposer d’emblée à un gouvernement Castets, expliquant ne pas vouloir censurer les étiquettes mais les propositions. Un ange est passé dans le salon vert, avant que son lieutenant, Laurent Marcangeli, n’intervienne pour clarifier leur position.

Car c’était tout l’enjeu de la réunion pour le camp présidentiel. Dès son entame, le président de la République a posé le débat : « Le NFP a un programme, ils prétendent avoir la majorité et affirment que toutes leurs composantes seront au gouvernement. J’ai besoin de savoir comment vous vous positionnez. »

Les trois chefs de groupe ont promis à Emmanuel Macron une censure immédiate. « Comment cautionner, sans s’y opposer, un ministre de l’intérieur qui qualifie nos policiers de barbares ? Un ministre de l’agriculture qui définit nos agriculteurs comme des pollueurs ? Un ministre de l’économie qui traite nos chefs d’entreprise comme des bandits ? Et ainsi de suite », a justifié Gabriel Attal dans un communiqué. « C’est une réunion qui a fermé des portes, une en particulier : celle d’un gouvernement constitué en partie de La France insoumise », a résumé Laurent Marcangeli. « Le vrai critère du président, c’est la non-censurabilité, indique un proche du chef de l’Etat. S’il y a une majorité contre les ministres LFI, ça n’est pas possible de nommer Castets. »

Lire aussi L’Elysée confirme qu’un premier ministre sera nommé « assez rapidement » après les rencontres avec les formations politiques Emmanuel Macron avait-il besoin de convoquer ses troupes pour s’entendre dire ce qu’elles répètent depuis près de trois mois ? « Maintenant, c’est clair et net et pas au détour d’un article, les choses sont établies, avance Hervé Marseille. Désormais, il faut passer à une deuxième phase, qui est : comment ça se passe sans LFI ? »

Les représentants du parti Les Républicains, Laurent Wauquiez (président du groupe à l’Assemblée), Annie Genevard (députée du Doubs) et Bruno Retailleau (président du groupe au Sénat), tout en promettant de censurer un gouvernement comprenant des « insoumis », ont redit au président de la République, vendredi, leur refus de s’allier avec le camp présidentiel pour constituer une coalition numériquement supérieure au NFP.

Lundi, après avoir reçu Marine Le Pen, puis Eric Ciotti, président du groupe A droite !, Emmanuel Macron devrait prendre la parole, pour annoncer qu’il ne nommera pas Lucie Castets à Matignon. Avant de lancer, le lendemain, un nouveau « round » de consultations. Le risque d’une dissolution, « il ne veut pas jouer avec ça, explique l’un de ses proches, et il pense qu’il peut trouver un premier ministre face auquel les forces politiques ne diront pas “on censure” immédiatement ».

Emmanuel Macron « est encore à la recherche du bon profil », concluait, vendredi soir, Stéphane Lenormand, le président du groupe Libertés, indépendants, outre-mer et territoires à l’Assemblée nationale, reçu en fin d’après-midi à l’Elysée.

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