[Microfiction] Ailleurs
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Pour retrouver mon calme le soir j'ai souvent recours à la technique de se projeter dans un endroit rassurant. Tout le monde connaît, je crois que ça doit venir de la sophrologie à la base (?), en tout cas depuis tout petit on m'a conseillé d'imaginer que je me repose sur une plage quand ça ne va pas trop. Ça devait être le sommet de l'imaginaire détendu à l'époque, la plage. Moi la nuit quand j'arrive pas à couper le cerveau je commence par la respiration profonde, ensuite je visualise un ailleurs bien à moi, plus personnel. Des lieux que j'ai vraiment visité et où je pourrais m'imaginer vivre une vie détachée de toutes les contraintes humaines.
Ça fonctionnait correctement jusqu'à la semaine dernière.
Pour dormir, ma technique de relaxation mentale (qui se rapproche de la méditation transcendentale si j'ai bien compris) c'est d'essayer d'empêcher les pensées de se former dans mon esprit, en me concentrant sur une image inexistante. Je fais une sorte de mise au point sur le vide, dans ma tête, et dès qu'une connexion ou une idée jaillit comme une étincelle pour me sortir de ce vide, je me re-concentre sur le rien, jusqu'à ce que ces petites douleurs surgissantes s'arrêtent. À la place, si j'y arrive, des teintes apparaissent, des formes, des textures que je me force à visualiser le plus longtemps possible. Au bout d'un moment une image plus complète se dessine, puis évolue. Je la laisse m'emmener. Elle se distord, devient autre chose, parfois je vois des trucs précis comme dans une photo surréaliste, mais ça ne dure jamais très longtemps. Quand l'effet est vraiment efficace je dois m'endormir trop vite pour pouvoir en profiter.
Il y a quelques jours j'ai commencé par me projeter au sommet d'une colline que j'aime bien, sur laquelle un cyprès très haut me sert de point d'accroche. Posé sur la pointe noire de l'arbre je regarde les alentours, il fait nuit, les lumières sont allumées dans les toutes petites fenêtres des maisons lointaines. Petit à petit, avec l'exercice de respiration, les pensées se dissipent, le vide se fait derrière les yeux. La nuit se fronce en bleu-mauve, je laisse ce mélange sans tiraillements se répandre, comme une aquarelle sombre. Je n'ai plus besoin de porter mon poids, de réagir aux étincelles. Elles ont cessé, je me transporte sans aucun effort.
Je ne savais pas que cette place existait en moi.
J'aurais préféré ne jamais l'entrevoir.
Ce n'est pas un lieu, peut-être une dimension. Une probabilité. Agglomérat d'existences, de souffrances. Comme si on farmait là-bas les étincelles neuronales, celles que j'essaie de fuir, sous forme de charge fusionnelle. Une masse engluée. 127 corps, toujours inervés, plus tout à fait humains mais maintenus en vie organique et spirituelle.
Un seul métabolisme composé d'une centaine d'êtres amalgamés, encore conscients. Nous sommes 127, et moi je ne suis qu'un morceau de cette chair à neurones, un organe, un appendice.
Lorsque j'en suis revenu, au milieu de la nuit, j'ai espéré ne plus jamais retourner là-bas. J'avais tellement peur, j'ai même prié. J'ai honte de l'admettre.
Depuis je regarde des séries pour m'endormir devant l'écran, et ne plus jamais repartir ailleurs.